Il est souvent bien difficile de deviner l'âge de certaines vedettes au visage remodelé au Botox. Qu'en sera-t-il demain lorsque ces transformations ne seront plus seulement esthétiques, mais s'appliqueront au corps entier, à sa sélection et à son amélioration, lorsqu'une prothèse de bras branchée sur le système nerveux sera plus agile que le membre de chair et d'os ? Faudra-t-il préférer l'artificiel au naturel ? Quel serait le devenir d'une telle entité livrée à l'industrie médicale, aux biotechnologies, aux nanotechnologies, et qui vivrait, en outre, non seulement sur le plancher des vaches, mais dans des espaces virtuels informatisés ? Un homme techniquement rectifié jusqu'à l'immortalité, tel que l'attendent les transhumanistes, qui ne sont pas de vulgaires illuminés mais de très sérieux chercheurs. Un tel homme serait-il encore humain ? Au-delà des peurs absurdes et du refus de la science, comment penser la mesure dans un monde qui semble irrésistiblement emporté par la démesure ? Cet animal machine dénué de toute fragilité, produit sophistiqué promis par le monde scientifique, saura-t-il encore éprouver des sentiments comme l'amour, saura-t-il apprécier la convivialité, le plaisir d'être ensemble ?
Extrait de l'introduction
Améliorer scientifiquement l'homme ? L'homme, une espèce en devenir
A la fin de son célèbre ouvrage Les Mots et les Choses, Michel Foucault annonçait froidement que l'avènement et l'essor des sciences humaines devait entraîner la disparition de l'homme, d'abord sa dispersion, puis, véritablement, son effacement "comme à la limite de la mer un visage de sable". Le paradoxe n'est qu'apparent. Penser l'homme objectivement, guetter et analyser ses sentiments, ses actions, ses comportements comme des réactions psychiques, sociales, économiques, autrement dit appréhender rationnellement sa subjectivité, c'est, insensiblement, mais sûrement, transformer le sujet humain en objet de sa propre objectivité scientifique et de ses propres stratégies économiques. La réification de l'homme à l'état de consommateur écervelé ne serait pas, dès lors, le seul produit du capitalisme mais le résultat d'une plus vaste entreprise fomentée par l'humanisme européen dans son ensemble. Les anciens théologiens cherchant à démontrer logiquement l'existence de Dieu - à en persuader le reste du monde et à s'en persuader eux-mêmes - ont fini par rendre suspecte la réalité même de Dieu. Ainsi en est-il des humanistes qui cherchèrent soudain à démontrer l'existence de l'homme, comme si la réalité même d'une nature humaine n'allait plus de soi, ne relevait plus de l'évidence. A leur suite, les biologistes et les anthropologues naturalistes du XVIIIe et du XIXe siècle rendirent suspecte, par leurs travaux de classification et de description physiologique, la réalité d'une essence humaine. Les sciences humaines et sociales, de l'anthropologie culturelle jusqu'à la sociologie en passant par les sciences psychologiques et cognitives, continuèrent ce travail systématique de mesure et de classification de l'homme. Cette attaque de l'homme contre lui-même s'effectuera sur deux fronts, les sciences sociales, nous l'avons dit, mais aussi sur le front des sciences de la nature, la physique et la biologie. En physique, en astrophysique en particulier, l'homme deviendra une simple particule de l'Univers, une poussière dans un espace incommensurable. En biologie, il deviendra un simple moment de l'évolution des formes vivantes.
Biographie de l'auteur
Ce numéro a été coordonné par Raphaël Liogier, sociologue et philosophe, directeur de l'Observatoire du religieux (CHERPA) à l'institut d'études politiques d'Aix-en-Provence. Avec des textes de Raphaël Liogier, de Jean-Gabriel Ganascia, de Bernard Andrieu, de Jean-Didier Vincent, de Pierre Le Coz, de Raphaël Draï, de Tenzin Robert Thurman, de Jean-Michel Besnier, de Maurice Bloch, de Michel Terestchenko et de Jean-François Mattéi.
Liogier R. (dir.), 2010, De l’humain nature et artifices, Actes Sud, 199 pages, 18.80 euros