L’anthropocène s’impose chaque jour avec une urgence plus aiguë qui ouvre un précipice, tant l’inaction semble grande. Cet effondrement offre la possibilité d’un tournant. Répondre à la question « Que faire ? », c’est aussi se demander : « Comment penser ? » et « Comment imaginer ? »
Si nous avons du mal à penser, comprendre et représenter l’anthropocène, c’est sans doute que nous manquons d’outils pour imaginer les hyper-objets, ces entités climatiques, géologiques, économiques, technologiques d’une étendue telle qu’elles mettent en faillite notre capacité à les percevoir. C’est aussi que s’y téléscopent des dimensions temporelles brèves et immenses. Il nous manque d’imaginer concrètement les causalités complexes à l’oeuvre dans la logistique entre production, distribution et consommation, pour sortir de la dissonance cognitive qui caractérise, sinon le déni de l’urgence écologique, au moins notre inaction collective.
A partir de l’hypothèse d’un effondrement de l’infrastructure informatique, et donc d’un après-digital, ce colloque a pour objet de suspendre l’occupation du monde. Il s’agit de forcer la réflexion et l’imagination sur l’après, tant l’ordinateur s’est infiltré partout. Il s’agira de mettre en perspective historique l’imaginaire qui a nourri l’anthropocène, cette ère de la Terre définie par l’impact prédateur de l’humanité. Comprendre les racines de la mobilisation du monde, dont le digital fait partie, c’est peut-être commencer à de ne pas reproduire, dans les « solutions » à la crise écologique contemporaine, les causes de ce à quoi on voudrait échapper.
Cet imaginaire, source ambivalente de l’anthropocène, doit être décrit. Notre hypothèse est qu’il se situe au croisement des sciences, des récits mythiques et des images que nous nous faisons du monde et de la technique. A travers le dialogue entre artistes et théoriciens, on articulera ce contexte historique avec des oeuvres contemporaines. Ces dernières produisent des images et des gestes inextricablement matériels et cognitifs ; par là même elles nous aident à penser. Comment les représentations artistiques informent-elles la crise actuelle ? Et quel est le rôle critique et pratique de l’imagination dans le moment historique qui semble s’ouvrir, où la question de l’après relève inextricablement du possible et de l’impossible ?
LES RACINES DE L’APOCALYPSE
Si la datation tout comme la validité du concept d’anthropocène font débat, on peut s’interroger sur sa généalogie qui ne relèverait pas seulement du champ technique et pragmatique mais aussi du culturel et du symbolique.
N’est-ce pas une certaine représentation du monde qui a présidé à son usage anthropique ? Ne faut-il pas alors remonter dans les conceptions théologiques et philosophiques comme dans les représentations artistiques, pour comprendre ce que nous avons fait de la Terre et la manière dont nous concevons le temps ? Quels sont les liens entre une culture qui semble n’avoir eu de cesse d’anticiper la fin du monde et la situation présente ? De quelles façons l’une influe-t-elle sur l’autre par l’intermédiaire de dispositifs techniques qui sont précisément au croisement de la culture et de la matérialité ?
Nous chercherons aussi à reconstruire l’histoire des récits et des images de fin du monde dans la tradition et le contemporain, et à voir en quoi elles surdéterminent notre relation à l’environnement et notre compréhension des discours anthropocéniques.
L’EFFONDREMENT DES MACHINES
On a parfois sous-évalué l’impact énergétique et environnemental de l’informatique parce que celle-ci était considérée depuis la cybernétique comme partiellement immatérielle. La sortie hors du « cloud » révèle un monde du numérique dont le poids logistique et écologique est encore difficile à évaluer. Cet aveuglement n’a-t-il pas sa part imaginaire ?
L’hypothèse d’un effondrement de l’infrastructure apparaît comme une perspective probable. La notion de post-digital prend alors une toute autre tournure: non plus celle d’un monde où le numérique est dans notre sang, mais celle d’une vie où il faudra soudain se passer peut-être de ce qui nous est devenu des plus familiers, des plus nécessaires. La notion de post-digital désignerait un monde après le numérique, sans ordinateur, parce que leur production et leur maintenance seraient devenues insoutenables.
Comment imaginer un monde humain sans ordinateur, lui qui est l’outil de la mondialisation ? Comment penser même les sciences humaines sans ces machines ? Quels scénarios spéculatifs pouvons-nous élaborer, théoriques ou artistiques ? En imaginant leur absence ou leurs ruines, serons-nous capable de ressentir la manière dont elles constituent aujourd’hui encore le logos du monde ? Qu’en est-il de l’usage du climat lorsque les centres de données sont localisés dans des régions froides ?
Les interventions auront pour objet d’analyser l’impact matériel et idéologique des technologies numériques sur notre environnement et d’évaluer leur soutenabilité future. Elles pourront aussi s’interroger sur l’usage du digital dans les récits apocalyptiques ou d’innovation. Enfin, elles pourraient spéculer sur un monde sans ordinateur dont la logistique serait bouleversée.
SANS NOUS
Depuis une dizaine d’années, il y a un regain d’intérêt pour le monde non-humain. Au-delà de la prise en compte d’agents tels que les animaux, les lieux ou les techniques, il en va d’une décentrement dans le contexte d’une extinction possible de notre espèce, du vivant et l’autonomie de la Terre.
Si la collapsologie s’intéresse à l’effondrement, ce dernier apparaît comme un moment d’une séquence plus large dont la cause pourrait être humaine ou non, un événement cosmique par exemple. Cet horizon de l’extinction déplace, à l’échelle de l’espèce, la mortalité qui se joue pour chaque individu et questionne les fondements de l’anthropocentrisme.
Cette clôture du vivant pourrait nous permettre d’une part de penser la Terre sans nous; quand d’autre part elle questionne la possibilité de notre survie ou de notre dépassement, avec les récits du transhumanisme, de la Singularité technologique ou le cosmisme russe. Mais pouvons-nous penser en imaginant notre inexistence ? Quels sont les enjeux d’une pensée ahumaine de la Terre ? Qu’avons-nous à y apprendre de l’espacement entre notre présent et notre disparition à venir ? La résurgence actuelle des mythes de résurrection, la force structurante des eschatologies anthropocentriques, et la multiplication des apocalypses, semblent indiquer que nous avons du mal à accepter réellement la relation entre notre finitude et l’infinitude du cosmos, et même à l’imaginer. Que proposent les arts aujourd’hui sur cette tension ?
En regard avec la collapsologie qui semble s’articuler autour de l’être humain, son environnement s’effondrant autour de lui, nous explorerons des stratégies alternatives non-humaines et l’impact de celles-ci sur nos représentations. Nous nous intéresserons à des récits et aux œuvres qui spéculent sur la fin de notre espèce.
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Cette conférence, organisée à l’Ecole normale supérieure par le groupe de recherches Postdigital (http://postdigital.ens.fr), vise à croiser les réflexions de chercheurs, en sciences humaines et sociales comme en sciences dures, de théoriciens et d’artistes, sur cet après-le-numérique qui ne viendra peut-être pas mais peut nous faire mieux penser les grands problèmes d’aujourd’hui. Pour faciliter ce croisement, nous privilégierons les propositions en duo, entre artistes et théoriciens, dont la logique collaborative ne serait ni de l’illustration ni de la justification de l’un à l’autre.
Comité d’organisation : Béatrice Joyeux-Prunel, Grégory Chatonsky, Clémence Hallé, Francis Haselden.
Les propositions sont à envoyer avant le 1er janvier à Grégory Chatonsky (chatonsky@gmail.com) et Béatrice Joyeux-Prunel (beatrice.joyeux-prunel@ens.fr) : un résumé de 300 mots maximum, accompagné d’un C.V., en français ou en anglais. La conférence aura lieu dans les deux langues, les 8 et 9 avril 2019 à l’Ecole normale supérieure, 45 rue d’Ulm, Paris, salle Dussane.