L'équipe de la revue ¿ Interrogations ? a le plaisir de vous annoncer le lancement de son nouvel appel à contributions :
Appel à contributions N° 28 – Le déni de réalité
Numéro coordonné par Agnès Vandevelde-Rougale et Jean-Baptiste Roy
« Je sais bien, mais quand même »… Cette expression emblématique du déni, formulée par Octave Mannoni (1985 [1969]), en manifeste la dimension à la fois paradoxale et familière. Introduit par Sigmund Freud avec la psychanalyse, le déni de réalité, ou déni de perception, est un mécanisme de défense dont les travaux anthropologiques d’Octave Mannoni (1985 [1969]) puis de Donald Tuzin (1980, 1997) ont montré la dimension sociale en tant que support des croyances.
Simultanément refus et reconnaissance de ce qui, sinon, ne pourrait être refusé, le déni est un phénomène complexe, à l’articulation du psychique et du social, facteur d’aliénation et potentiel support d’émancipation. « Le phénomène de déni ne se laisse pas approcher de manière univoque » (Coste, Costey, Tangy, 2009) : « le déni contextuel […] s’apparente à des formes d’aseptisation ou d’euphémisation de la réalité qui ne sont pas le seul fait de l’idéologie ou de la contrainte, mais embrasse l’ensemble des trajectoires individuelles et s’appuie sur la logique des situations » (ibid.). Le déni renvoie au « pluralisme des mondes » (Boullier, 2004), et le déni d’une réalité peut permettre de s’engager dans une autre – on peut par exemple penser au « déni viril du risque » contribuant à l’investissement dans le travail (Bouffartigue, Pendariès, Bouteiller, 2010) ou encore à l’adhésion à l’idéologie managériale (Vandevelde-Rougale, 2017). Selon Frédéric Lambert, dans une société où « ce qui caractérise nos manières de croire, c’est la perméabilité des frontières entre fiction et fait, mais aussi entre l’information et la communication » (Lambert, 2013 : 82), la multiplication des situations de déni suscitées par les médiacultures [1] (Maigret et Macé, 2005) peut aussi favoriser l’esprit critique.
Cet appel à contributions de la revue ¿ Interrogations ? invite à explorer la complexité du déni de réalité. Pour ce faire, plusieurs axes, non exclusifs les uns des autres, et non exhaustifs, peuvent être envisagés :
Conceptualisations du déni
« Déni de démocratie », « déni de justice », « déni d’humanité », « déni de grossesse », « déni de droit », « déni du changement climatique », « déni des risques », « déni de la souffrance au travail », « déni de l’Holocauste », « déni de service », « mémoire collective déniée », etc. La notion de déni recouvre une large pluralité sémantique et intéresse un grand nombre de disciplines.
Il s’agira de préciser la conception du déni selon une ou plusieurs disciplines données et de montrer sa portée heuristique. Par exemple, quelles conceptions entourent la notion et comment est-elle mobilisée et travaillée en histoire, en sociologie, en sciences politiques, pour étudier les phénomènes de négationnisme, de révisionnisme, de mémoire de l’esclavage etc. ?
Il sera aussi possible de considérer comment la notion freudienne a été prolongée dans les travaux de sciences humaines et sociales, avec par exemple le « pacte dénégatif » (Kaës, 2009) ou encore, de préciser la notion de déni par rapport à des notions voisines, telles que le refoulement, la dénégation, la « dissonance cognitive » (Festinger, 1957), en appui sur des situations concrètes d’exploration.
Déni et manières de croire
D’après Octave Mannoni (op. cit.), trois éléments essentiels apparaissent constitutifs de la croyance ’quand même’, celle qui persiste en dépit des perceptions : la parole de l’autorité, l’existence de non initiés et un support matériel. Si l’on suit l’approche anthropologique du déni (Mannoni, Tuzin, op. cit.), le déni de réalité est un mécanisme essentiel au support de la croyance mythique, celle-ci pouvant soutenir les institutions, qui à leur tour peuvent soutenir les croyances. Dans une organisation donnée, le déni participe également de la constitution d’un « imaginaire collectif », concept introduit dans une approche psychosociale par Florence Giust-Desprairies (2009 [2003] : 12) pour désigner « l’ensemble des éléments qui s’organisent, pour un groupe donné mais à son insu, en une unité significative ». À partir de cas concrets, il pourra s’agir de montrer comment la notion de déni de réalité contribue à la constitution d’unités significatives dans des organisations et/ou des sociétés. Il pourra également s’agir d’interroger ce qui se passe quand certains éléments de réalité ne peuvent plus être déniés.
À l’ère des « fake news », il pourra aussi être intéressant de considérer la question suivante : comment le phénomène du déni de réalité éclaire-t-il nos manières de croire ? Sur quels supports s’appuie-t-il ?
Une troisième piste peut être de considérer l’influence du déni sur le rapport du sujet à la fiction (littéraire, cinématographique, théâtrale, ludique), à un moment de la vie d’une personne ou une époque donnés ou/et dans le temps.
Déni et action sur le réel
Le déni de réalité constitue un refus de certaines perceptions issues du réel. Qu’advient-il de celles-ci ? On pourra montrer si, et comment, le déni participe de la construction de ’réalités alternatives’, et sur quoi s’appuie ce processus. Par exemple, le déni pourrait-il aider à comprendre certains choix architecturaux ou d’aménagement ne semblant pas tenir compte de la fonction d’un bâtiment [2] ? Et le cas échéant, comment ce processus se construit-il ? Les réalités déniées ressurgissent-elles ? De quelles façons et avec quel effet ?
On pourra aussi éclairer l’apport du déni pour l’engagement dans l’action, individuelle ou collective. Par exemple, pourra être étudiée l’influence du déni de réalité comme facteur de « servitude volontaire » (La Boétie, 2008 [1576]), de violence (y compris de violence symbolique) et/ou de résistance, notamment en situation extrême, « quand nous sommes soudain catapultés dans un ensemble de conditions de vie où nos valeurs et nos mécanismes d’adaptation ne fonctionnent plus et où certains d’entre eux mettent même en danger la vie qu’ils étaient censés protéger » (Bettelheim, 1979 : 24) [3].
Par ailleurs, les mots peuvent avoir un effet sur le réel. Dans cette perspective, il sera intéressant d’étudier la polysémie et la valeur sémantique du « déni » : quel(s) sens et connotation(s) accompagnent la mobilisation du terme « déni », par exemple dans les médias ? Quelle(s) réalité(s) le recours au mot « déni » contribue-t-il à dessiner, avec quel effet ? Une perspective historique pourra aussi être envisagée.
Ce numéro de la revue ¿ Interrogations ? propose ainsi de montrer la richesse du déni de réalité. La pluridisciplinarité est une manière d’envisager et de préciser cette notion et sa portée, en associant différents points de vue et approches. Les contributions pourront donc émerger d’un ou plusieurs champs disciplinaires (anthropologie, histoire, sociologie, psychanalyse, psychologie, psychosociologie, sciences de l’information et de la communication, sciences de gestion, sciences politiques, sciences du langage, urbanisme, etc.). Elles devront intégrer une dimension théorique et méthodologique et s’appuyer sur différents terrains.
Références bibliographiques
Bettelheim Bruno (1979), Survivre, Paris, Robert Laffont.
Bouffartigue Paul, Pendariès Jean-René, Bouteiller Jacques (2010), « La perception des liens travail/santé. Le rôle des normes de genre et de profession », Revue française de sociologie, Vol. 51, avril-juin, pp. 247-280.
Boullier Dominique (2004), « Au-delà de la croyance : ’je sais bien mais quand même’ », Cosmopolitiques, n°6, mars [en ligne]. http://www.cosmopolitiques.com/node/305 (consulté le 21/01/2018)
Bourdieu Pierre (2001), Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil.
Bruneteaux Patrick (2013), « La révélation de la zone grise dans la dénégation du passé esclavagiste : Le cas de la muséographie martiniquaise », REVUE Asylon(s), n°11, mai. [en ligne] http://www.reseau-terra.eu/article1283.html (consulté le 01/02/2018).
Coste Florent, Costey Paul, Tangy Lucie (2008), « Consentir : domination, consentement et déni », Tracés. Revue de Sciences humaines, n°14 [en ligne]. http://traces.revues.org/365 (consulté le 21/01/2018)
Cottereau Alain (1999), « Dénis de justice, dénis de réalité : remarques sur la réalité sociale et sa dénégation », dans Gruson Pascale et Dulong Renaud (dir.), L’expérience du déni, Paris, MSH, pp. 159-189.
Collard Damien (2012), « Déni du travail et tyrannie des normes. Quand les normes de service deviennent une fin en soi à la SNCF », Travail et emploi, n° 132, oct.-déc., pp. 35-48.
Farhat John, Bertrand Ogilvie (dir.) (2009 [2006]), Le déni de réalité. Autour de « Je sais bien, mais quand même… » d’Octave Mannoni et « Le Père Noël supplicié » de Claude Lévi-Strauss, Incidence 2, Paris, Le Félin.
Feynie Michel (2012), Le « as if » management. Regard sur le mal-être au travail, Lormont, Le Bord de l’Eau.
Festinger Leon (2017 [1957]), Une théorie de dissonance cognitive, Paris, Enrick B. Editions.
Freud Sigmund (2015 [1927]), « Fétichisme », dans Freud Sigmund, Œuvres complètes, vol. XVIII : 1926-1930, Paris, PUF, pp. 125-131.
Giust-Desprairies Florence (2009 [2003]), L’imaginaire collectif, Toulouse, Érès.
Kaës René (2009), Les alliances inconscientes, Paris, Dunod.
La Boétie (de) Étienne (2008 [1576]), Discours de la servitude volontaire, Paris, Gallimard.
Lambert Frédéric (2013), Je sais bien mais quand même. Essai pour une sémiotique des images et de la croyance, Le Havre, Éditions Non Standard.
Laplanche Jean, Pontalis Jean-Bertrand (2009[1967]), Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF.
Maigret Éric et Macé Éric (2005), Penser les médiacultures. Nouvelles pratiques et nouvelles approches de la représentation du monde, Paris, Armand Colin.
Mannoni Octave (1985 [1969]), « Je sais bien, mais quand même », in Clefs pour l’Imaginaire ou l’Autre Scène, Paris, Seuil, Points, pp. 9-33.
Tuzin Donald (1980), The Voice of the Tambaran : Truth and Illusion in Ilahita Arapesh Religion, Berkeley, University of California Press.
Tuzin Donald (1997), The Cassowary’s Revenge : The Life and Death of Masculinity in a New Guinea Society, Chicago, University of Chicago Press.
Tuzin Donald (2009 [2006]), « Croyances paradoxales : Mannoni, Kwamwi, et la rencontre de deux esprits », Incidence 2, automne, pp. 73-88.
Vandevelde-Rougale Agnès (2017), « Words as masks : about the importance of denial in management », Issues in ethnology and anthropology, n°12, avril, pp. 71-84 [en ligne]. http://www.anthroserbia.org/Journals/Article/2081 (consulté le 22/01/18).
Vandevelde-Rougale Agnès (2018 – à paraître), « Déni de réalité », dans Vandevelde-Rougale Agnès et Fugier Pascal (dir.), Dictionnaire de sociologie clinique, Toulouse, Érès.
Modalités de soumission des articles
Les articles, rédigés aux normes de la revue, devront être envoyés jusqu’au 05 septembre 2018, aux deux adresses électroniques suivantes :
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Publication prévue du numéro : juin 2019.
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Par ailleurs, les auteurs peuvent nous adresser leur ouvrage pour que la revue en rédige une note de lecture à l’adresse suivante : Sébastien Haissat, UPFR Sports, 31 Chemin de l’Epitaphe – F, 25 000 Besançon. Cette proposition ne peut être prise comme un engagement contractuel de la part de la revue. Les ouvrages, qu’ils soient ou non recensés, ne seront pas retournés à leurs auteurs ou éditeurs.
Notes
[1] Ce terme s’inscrit dans la filiation des Cultural studies ; il recouvre les cultures nées des échanges entre cultures d’élites et cultures populaires, et exerçant, via les médias, une influence sur l’opinion publique, les goûts, les valeurs.
[2] Par exemple un bâtiment destiné à accueillir des visiteurs mais dont la fragilité structurelle contraint ses administrateurs à restreindre l’accès du public.
[3] Cité dans : Tradavel Sébastien, Zawieja Philippe, Guarnieri Franck (2018 – à paraître), « Situation extrême », dans Vandevelde-Rougale Agnès et Fugier Pascal (dir.), Dictionnaire de sociologie clinique, Toulouse, Érès.