Journées d’étude organisées par Estelle Dalleu et Benjamin Thomas
ACCRA (Approches Contemporaines de la Création et de la Réflexion Artistiques - EA 3402). Université de Strasbourg.
Dates : 9 et 10 avril 2015
Lieu : Université de Strasbourg
Le jeu vidéo peut s’enorgueillir d’un demi-siècle d’existence et on s’étonne encore que la réception de tout nouvel opus vidéoludique sonne comme l’éternel recommencement d’une Arrivée d’un train en gare de La Ciotat.
Au-delà de la crainte et des a priori qu’il suscite toujours, il a cependant fait l’objet d’études sérieuses. Et si la recherche anglo-saxonne s’est emparée du jeu vidéo relativement tôt, on s’attèle également à la tâche en France, non sans produire une réflexion critique de la théorie anglo-saxonne.
Circonscrire et définir le jeu vidéo est donc une entreprise déjà bien éprouvée dans le champ des sciences humaines. La sociologie, l’histoire, les sciences de la communication, la géographie même, ont ainsi entrepris de penser le jeu vidéo. C’est plus tardivement, en revanche, que se pose la question de ce qui fonde spécifiquement le jeu vidéo — de la pertinence même de cette question — et, plus rarement encore, que l’on s’interroge sur les enjeux esthétiques du médium. L’un des rares et stimulants exemples en serait l’ouvrage Voir les jeux vidéo.
Ainsi, soucieux d’insister sur le fait que le jeu vidéo a en partage l’image animée, le son et l’écran avec les Arts de l’écran (cinématographe, vidéo), c’est depuis le champ des études cinématographiques que l’on entreprendra ici de penser cet objet. De même qu’on le fait pour le cinéma, il s’agira donc de prendre au sérieux les questions de forme, de composition, de texture d’image, de rapport au réalisme, de champ, de hors-champ, entre autres questions que posent les œuvres vidéoludiques, dans la mesure où, de fait, la dimension esthétique caractérise leursimages en même temps que la narrativité et les enjeux ludiques qui y sont liés.
Mais alors il ne s’agira pas tant de comparer les médiums que de souhaiter une similarité entre des manières d’appréhender deux objets différents. Autrement dit : étudier le jeu vidéo au filtre de ce que la méthodologie des études cinématographiques a rendu pensable (la diversité d’objets dignes d’être pensés : des films classiques aux propositions les plus avant-gardistes) et prégnant (le souci non plus seulement des thèmes, des intrigues, des pratiques, mais aussi des caractéristiques et singularités esthétiques). Moins pour assujettir l’objet à ces schémas que pour faire exister certains de ses aspects dans le champ de la recherche, et surtout en faire surgir de plus spécifiques, pour lesquels il faudra accepter que les outils de la pensée du cinéma ne suffisent plus.
Certes, le jeu vidéo a déjà été inscrit dans une filiation forte avec le cinéma. Éric Viennot[6], par exemple, se réfère à l’histoire du cinéma pour mettre en lumière l’évolution du jeu vidéo, en pointer les parallèles. Mais se poseraient aussi des questions plus esthétiques, à partir de réemplois des codes cinématographiques. Les deux dernières réalisations du studio Quantic Dream, Heavy Rain [2010] et Beyond : Two Souls [2013] indiquent par exemple un débordement supplémentaire des lignes de partage, pour emmener davantage encore le jeu vidéo vers un genre motion picture gaming : indifférenciation entre cinématiques et phases jouables ; disparition totale du hud, dont la présence visuelle accuse immédiatement une association au jeu vidéo ; emploi d’acteurs reconnaissables et reconnus – Ellen Page et Willem Dafoe –puisqu’appartenant au régime d’images familier de l’industrie cinématographique. À ce point, on remarquera une première singularité : en dehors des migrations d’acteurs, principalement dues au partage technologique qu’est lamotion capture, rares sont les autres corps de métiers du cinéma à s’aventurer sur le terrain vidéoludique. Au rang des réalisateurs, Takeshi Kitano, avec son jeuTakeshi no Chôsenjô développé pour la console Famicom en 1986, fait encore figure de pionnier aujourd’hui.
Le jeu vidéo ne s’est pas créé ex nihilo. Au même titre que le cinéma pouvait être pensé à sa naissance comme la synthèse de tous les arts, mettant en mouvement les arts plastiques, le jeu vidéo opère également une agrégation, et on dira presque naïvement : l’interactivité en plus. Ce à quoi le Socrate imaginaire de Mathieu Triclot pourrait répondre : « Tu vois, je crois qu’on s’est trop préoccupés de savoir ce qui différenciait les jeux vidéo du cinéma, avec une réponse facile ou trop facile : l’interactivité ». La question semble en effet être une ligne de faille, du point de vue du jeu vidéo comme du point de vue du cinéma : ainsi, Jacques Aumont, en clôture de son ouvrage Que reste-t-il du cinéma ? oppose à l’interactivité du jeu vidéo (qui relèverait de l’intervention concrète sur la matière diégétique) l’interactivité du cinéma, plus positive, mais aussi à l’amplitude incommensurable, en ce qu’elle offrirait à l’imaginaire du spectateur des ouvertures infinies où se déployer. Or, des jeux comme Dear Esther ou les réalisations de Fumito Ueda mettent en question de tels clivages, en proposant face à un jeu vidéo une interactivité très proche de celle qu’Aumont voit au cinéma.
De même, le jeu vidéo est la première fabrique d’images animées à délaisser lacamera obscura ; à s’émanciper et de la boîte caméra, et de la boîte projection ; à se défaire de la captation de la lumière qui sert à l’impression des images, et de la lumière qui projette les images sur un écran. La camera obscura s’est transmuée en une sorte de boîte noire, qui délaisse la traversée de la lumière au profit de lignes de codes. Or un paradoxe stimulant se révèle : pléthore de joueurs ou de concepteurs voudraient que la justesse d’un reflet lumineux sur de l’eau valide la qualité réaliste d’un jeu vidéo. Il n’est qu’à voir également l’évolution des représentations du relief interne de la bouche des personnages de jeu vidéo. Heather Mason dans Silent Hill 3 [2003, PlayStation 2] a une aperture de bouche qui se solde par un trou noir. En 2006, pour Heavy Rain : The Casting, Quantic Dream teste les capacités technologiques de calcul en temps réel de la console PlayStation 3, et met en scène le casting d’une actrice. L’adresse au spectateur du personnage laisse découvrir une bouche où la lumière pénètre et commence à sculpter le relief de cet intérieur. Enfin, en 2013, Beyond : Two Souls se permet une entrée en matière qui expose le visage en gros plan de l’héroïne – futur avatar du joueur –, et où la volumétrie interne de la bouche touche au naturalisme. Le traitement de la lumière est l’un des maîtres étalons qui déterminerait donc une capacité à transcrire le réel. Alors même qu’il se défait de l’une des conditions de jaillissement de l’image – la captation et la fixation d’une source lumineuse – le jeu vidéo, sous sa forme la plus répandue, semble précisément se fixer pour but et défi de donner l’illusion qu’une telle captation le définit aussi. Tout se passe comme si apporter preuve d’une ambition réaliste – et accomplir cette ambition –, et rencontrer ainsi chez le joueur-spectateur des attentes culturellement informées par le modèle cinématographique, garantissait au jeu vidéo sa légitimité. Ce qui s’annonçait donc comme une singularité de l’efflorescence de l’image générée par le jeu vidéo se trouve pris au cœur d’une course à la prouesse technique, vers toujours plus de performance dans le réalisme.
Pour autant, il ne faudrait pas oublier que des propositions vidéoludiques mettent au contraire en cause cette volonté d’égaler l’image filmée en temps réel du cinéma et de la vidéo. Limbo, jeu réalisé en 2D qui mêle plateforme et réflexion, s’aventure sur le terrain du noir et blanc d’un théâtre d’ombres, de l’image expressionniste. La lumière ici n’est pas prioritairement au service d’une volumétrie réaliste mais sert habilement l’articulation entre fond et forme d’une vision avant tout poétique. L’avatar de Limbo, la silhouette noire d’un petit garçon où deux points lumineux font office d’yeux, pose la même problématique que l’avatar du jeu Journey: abolir toute accroche réaliste dans le pacte qui lie le joueur à son avatar. Ces jeux ont en outre un autre point commun : tous deux sont catégorisés en tant que jeux indépendants et jeux vidéo d’art.
C’est ainsi que revient de plein fouet la question de ce qui fait art... Singulièrement, le jeu vidéo est l’un des Arts de l’écran dont le langage, pour l’heure, ne ferait art que par exception...
C’est donc en mettant le jeu vidéo à l’épreuve des études cinématographiques – autant, peut-être, que les études cinématographiques à l’épreuve du jeu vidéo — que ces journées d'études aimeraient être le lieu où les questions esquissées ici pourront être pleinement posées, se déployer, si ce n’est se résoudre.
ORGANISATION
Les journées d’étude se dérouleront sur deux jours, les 9 et 10 avril 2015, et sont organisées par l’A.C.C.R.A. (Approches Contemporaines de la Création et de la Réflexion Artistiques - EA 3402) de l’Université de Strasbourg.
Comité d’organisation : Estelle Dalleu et Benjamin Thomas
Comité scientifique :
Laury-Nuria André (ENS, Lyon)
Estelle Dalleu (Université de Strasbourg)
Sophie Lécole-Solnychkine (Université de Toulouse II-Le Mirail)
Bernard Perron (Université de Montréal)
Carl Therrien (Université de Montréal)
Benjamin Thomas (Université de Strasbourg)
PROPOSITIONS DE COMMUNICATION
Les propositions de communication, d’une page environ, mentionneront :
- un titre et un résumé d’une quinzaine de lignes ;
- le nom de l’auteur, son institution de rattachement et une note bio-bibliographique ;
- une adresse électronique ;
Elles sont à faire parvenir par courriel pour le 30 novembre 2014 à l’adresse suivante : jv.arts.ecran@gmail.com
Appel à communications pour les journées d'étude "jeu vidéo: singularité(s) d'un Art de l'écran"
Créée en 1986, la Faculté des Arts rassemble les départements des Arts Visuels, des Arts du Spectacle, de la Musique et du CFMI. Elle est l'une des composantes de l'Université de Strasbourg et...