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Corps en Immersion

Une actualité dans les arts et les sciences à travers les corps pluriels.

RYOJI IKEDA | CONTINUUM MUTATIONS / CRÉATIONS 2

Publié le 20 Juillet 2018 par Anaïs BERNARD in exposit

RYOJI IKEDA | CONTINUUM MUTATIONS / CRÉATIONS 2

Compositeur et plasticien, Ryoji Ikeda est un acteur majeur de la musique électronique au Japon. Ses créations invitent à expérimenter une immersion dans un univers qui mêle le son, l’image, l’espace, les phénomènes perceptifs et les équations mathématiques. L’exposition dévoile une installation inédite; une salle noire et une salle blanche divisent l’espace en deux univers opposés et complémentaires.
D’une part, une large installation audiovisuelle où l’artiste procède à une « méta-composition » : un brassage vertigineux de données visuelles et sonores, abstraites selon des lois mathématiques.
D’autre part, une installation sonore faite d’immenses haut-parleurs : vous êtes invité à une performance de l’écoute, par une déambulation libre qui oriente votre expérience musicale.

 

ENTRETIEN ENTRE L'ARTISTE ET LA COMMISSAIRE D'EXPOSITION
Marcella Lista - À quoi se réfère le principe du continuum, dans le titre de l’exposition ?
Ryoji Ikeda - L’idée de l’exposition est celle d’une expérience traversant le continu et le discret (emprunté à l’anglais où « discrete » désigne ce qui se compose de parties distinctes, séparées). Autrement dit : l’un et le multiple, l’organique et le divisible, la théorie ondulatoire et la théorie corpusculaire, l’analogique et le numérique… Toutes nos représentations scientifiques du monde ont toujours alterné ces deux interprétations opposées. C’est l’un des débats les plus classiques parmi les philosophes et les mathématiciens depuis les débuts de la philosophie occidentale. Le philosophe et mathématicien Leibniz (1646-1716), un précurseur de la pensée computationnelle par son intérêt pour le code binaire, pour l’ars combinatoria, était grandement préoccupé par la composition, infiniment divisible, de ce qui nous apparaît comme continu : la matière, l’espace, le mouvement. À propos de cet indéchiffrable problème, il parlait du « labyrinthe du continuum ». Aujourd’hui, toute notre manière rationnelle de penser s’appuie de plus en plus sur une organisation discontinue de l’information : les systèmes scientifiques, bancaires, l’ingénierie, etc., le monde est guidé par le règne numérique des 0 et des 1. Mais notre manière subjective d’être et de penser : le monde des sensations, de la présence et de la conscience appartiennent au continu. On ne peut pas les rationaliser, seulement les laisser flotter dans notre perception sensorielle et mentale. C’est cette tension entre la division rationnelle produite par le savoir et l’impression non moins réelle du continuum qui m’intéresse.

ML - Le schéma lui-même de l’exposition est fondé, en apparence, sur des opposés. Et pourtant… chacune des deux œuvres élabore un espace d’expérience très complexe.
RI - Oui, j’aime bien introduire le visiteur à ce principe du code binaire qui structure notre environnement mais je cherche à tordre le schéma et à explorer les glissements… La première œuvre, qui est un dispositif audiovisuel, s’intitule code-verse. C’est à la fois l’univers du code, dont elle est issue, et l’idée d’une écriture poétique par le code. J’y propose une sorte de méta-composition, reprenant les matériaux de travaux antérieurs, tels les datamatics, pour les mener vers une plus grande abstraction. Les données m’importent moins ici que le code lui-même, que j’appréhende sur le modèle de la notation musicale ou l’organisation mathématique des nombres. Je dirais que code-verse est une tentative de composer plusieurs codes en une seule pièce à la fois symphonique et polyphonique. Le résultat est au-delà de notre capacité de perception et de déchiffrement, c’est un état où on regarde quelque chose que notre cerveau ne peut pas suivre. 
La deuxième œuvre, A [continuum], est une pièce sonore dont le dispositif prend une allure presque sculpturale. Elle est basée sur les différentes fréquences qui ont défini la note la (A) depuis l’ère de Bach jusqu’aux années 1970. Cette référence de concert de toute la musique occidentale a varié de plusieurs hertz au long de son histoire. Je combine ces fréquences sous la forme d’ondes sinusoïdales – un son très pur, comme celui du diapason – pour en faire une composition distribuée sur cinq très grands haut-parleurs. Les rencontres de fréquences voisines et néanmoins distinctes vont remplir l’espace d’une trame très fine d’interférences et de résonances. Mais ces oscillations ont la particularité physique de changer avec notre déambulation… Ainsi le continuum se trouve fragmenté dans une situation où chacun perçoit cette expérience musicale à sa manière, une composition en mouvement et perpétuel changement.

in Code Couleur, n°31, mai-aout 2018, pp. 38-40

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