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Corps en Immersion

Une actualité dans les arts et les sciences à travers les corps pluriels.

Utopies et formes de vie Mythes projectifs, valeurs-temps, prototypes et matières Hommage à Paolo Fabbri

Publié le 1 Juillet 2016 par Anaïs BERNARD in conférence

Utopies et formes de vie Mythes projectifs, valeurs-temps, prototypes et matières Hommage à Paolo Fabbri

Utopies et formes de vie
Mythes projectifs, valeurs-temps, prototypes et matières
Hommage à Paolo Fabbri

Albi 4-7 juillet, Centre Saint-Amarand
blog : mediationsemiotiques.com
 
Le colloque d’Albi, en 2015, avait posé la question de la durabilité. Poursuivant cette thématique, le XXXVIIe colloque d’Albi voudrait se centrer sur l’importance des mythes projectifs en explorant la relation entre utopies et formes de vie : quelle relation avec le temps ? Quelles implications avec la quête de prototypes et l’anticipation de nouvelles matières ? 
Le colloque est en hommage à Paolo Fabbri à l’occasion du prix décerné au documentaire « La solution radiochat », lauréat du concours audiovisuel de l’ANDRA « Regards sur les déchets radioactifs ». Le synopsis de présentation résume ainsi la proposition de Françoise Bastide et Paolo Fabbri :
 « Pendant les années 80, les projets de stockage souterrain de déchets radioactifs se multiplient et soulèvent la question de la ‘sémiologie nucléaire’. Il faut concevoir un code, un langage durable qui indiquerait la dangerosité de ces sites de stockage destinés à durer des millions d’années. Deux scientifiques proposent alors de créer une race de chats qui changeraient de couleur à proximité de substances radioactives. Aujourd’hui, contre toute attente, le folklore autour de ce projet rocambolesque pourrait bien constituer l’une des pistes les plus intéressantes pour répondre aux enjeux de la sémiologie nucléaire ».
 
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Articulation de la problématique
 
Les mythes, on le sait, sont le véhicule le plus efficace pour transmettre des significations résistantes à l’effacement des codes éphémères des langages humains. Malgré la transformation des supports linguistiques, un récit ou un rite peuvent, par leur impact, être traduits dans d’autres langues traversant ainsi, indemnes, les changements sémio-linguistiques. Or, si rites et récits peuvent se maintenir à travers les mutations des codes, cela est dû à leur ancrage dans les pratiques chargées d’en amplifier et transmettre le sens. Une telle codification, peu sensible au mode sémiotique adopté, est confiée aux pratiques de mythologisation qui ont plus de chances de pérenniser la transmission de l’information.
Le rapport de la mythologie au temps pose pourtant plusieurs ordres de problèmes. Le plus souvent les anthropologues décrivent des mythes relatant les grands événements du passé : grâce aux récits des origines ils reconstruisent les mythes de fondation ; grâce aux récits théogoniques et cosmogoniques ils retracent la vision qu’a une culture de la naissance de ses dieux et de l’univers. Dans la plupart des cas, il s’agit de la narration d’un événement qui a déjà eu lieu et dont, par l’institution de rites, la répétition cultuelle prend en charge la transmission et la mémoire.
A la suite des Mythologiques de Claude Lévi-Strauss, Roland Barthes a  décrypté les petites mythologies du présent. Ciblant la logique des signes efficaces, cette mythologie mineure reste essentielle à la recherche du sens des objets au quotidien. Sous son influence, les sémiologues ont interrogé les idéologies du présent par une opération de signe contraire, celle de la démystification (cf. Eco-Fabbri, Greimas). (Axe 1)
 
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Sur les mythes projectifs
Dans La pensée sauvage, Claude Lévi-Strauss a proposé de distinguer les cultures selon leur gradient thermique, en distinguant les cultures froides et les cultures chaudes. Il attirait ainsi l’attention sur leur rapport au temps : les cultures froides sont fondées sur la temporalité cyclique et alternée du jour et de la nuit ainsi que des saisons ; les cultures chaudes, en revanche, suivent la progression d’un temps linéaire vécu selon l’ordre chronologique. Le plus souvent, dans les sociétés premières, le grand événement a déjà eu lieu et le temps est cyclique. En revanche, les cultures qui conçoivent le temps comme progressif et linéaire accordent leur attention aux événements à venir, dessinant alors des mythes projectifs. On pourrait caractériser les sociétés chaudes par les valeurs-temps attribuées aux objets et aux événements futurs, un trait bien visible dans les phénomènes de mode, comme dans la quête frénétique des prototypes et des tendances. (Axe 2)
Au-delà des mythologies du présent, les récits d’attente de grands événements s’éloignent de la visée rétrospective pour interroger le temps futur. Si, traditionnellement, ces discours se présentaient sous le mode de la divination ou de la prophétie, la modernité y substitue celui de la prédiction et de la prévision. Dans nos sociétés, ce sont le plus souvent les récits scientifiques qui jouent ce rôle de grandes narrations : l’utopie du ‘durable’ ou de la catastrophe de Gaïa annoncent les formes de vie que nous réservent ces deux scénarios alternatifs.
 
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Les utopies au temps de l’anthropocène
Les utopies peuvent être considérées comme une autre création propre aux « cultures chaudes ». Répondant à la logique des mythes projectifs, en tant que formes de vie idéales, elles proposent d’abord de localiser celles-ci dans un autre espace. Relisant Thomas Moore, Louis Marin avait insisté sur la nature géographique des utopies. En tant que « jeu spatial », elles permettent d’explorer, par contraste, un ensemble d’idées concernant les relations sociales, les codes moraux, les systèmes politico-économiques. De l’île de Moore, du phalanstère de Fourier, de la ville transparente de Kurt Kusenberg jusqu’à la colonisation des océans ou de l’espace, la vie autrement et ailleurs est la constante de ces récits.
On peut se demander cependant si notre présent n’est pas en train de produire des dystopies. De fait, l’imaginaire de la colonisation des autres planètes, comme de celle des océans, ne serait que la conséquence de la croissance démographique ; la ville transparente imposant un style de vie sans secrets engendrerait un régime de visibilité totalitaire proche du panopticon de Foucault ; la limitation de la société de la consommation résulterait de la finitude des ressources ; le changement des modes de production et l’invention de nouvelles matières serait une manière de réduire la pollution et la production de déchets. L’utopie des formes de vie ‘durables’ se présenterait ainsi comme une utopie contrainte ou même comme l’inversion de l’utopie tout court, car il faut résister au présent pour préserver un futur soutenable.
Dans « No future. Vive l’avenir » Bruno Latour décrit cette nouvelle vision opposant drastiquement le futur de l’holocène à l’avenir de l’anthropocène. Depuis que l’humanité a la possibilité de déterminer le sort de la planète, depuis l’avènement de l’anthropocène, la perception du futur a changé la manière même de penser l’utopie. Le ‘durable’ nous impose des utopies de repli. Les grandes narrations de la science signalent ce seuil géographique ou temporel dont le dépassement rendrait la catastrophe irréversible. L’avenir laisse alors la place aux formes de vie propres à la résistance. 
La société idéale de Thomas Moore, cette île d’Utopie, pourrait devenir le ‘lieu d’un impossible bien être’. Pour la première fois l’humanité engage sa responsabilité dans la transmission aux générations futures d’un possible non-lieu. Nous sommes alors censés acquérir les compétences pour empêcher la transformation ultime de la planète : de l’observation de la couche d’ozone au contrôle du niveau de la glaciation, de la mesure de la pollution au contrôle des déchets nucléaires, cette vigilance continue implique la quête d’un savoir et d’un pouvoir capables, d’une part, de prévoir et de fixer le seuil de non-retour de l’événement fatal, et d’autre part, de ralentir cette catastrophe ou de l’éloigner.
Les contradictions entre solutions locales et globales abondent. Comment concilier urbanisation et gouvernance globale entre la ville-Etat qui devrait montrer son autosuffisance et l’échelle planétaire des problèmes écologiques ? Comment appréhender le débat inédit d’un parlement élargi à tous les règnes du vivant – l’humain, l’animal et peut-être bientôt les plantes – imposant l’utopie politique d’une assemblée où tous les habitants de la planète auront le droit d’être représentés ? (Axe 3)
 
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Les discours projectifs
Ce vaste répertoire de récits projectifs, s’il peut être qualifié de « discours de l’attente », conduit à interroger le statut qu’il convient d’accorder à l’événement attendu.
Un des objectifs du colloque est de distinguer les discours projectifs de l’utopie de ceux qui sont, d’un côté, divinatoires et prophétiques et, de l’autre, prévisionnels et prédictifs. Une telle approche des discours pose d’ailleurs la question des projections non réalisées : ces horizons d’attente qui n’ont pas été historiquement attestés donnent lieu à l’explosion d’événements imprévus. La lecture paradigmatique de l’histoire, exercice auquel nous invitait Lotman, devrait tenir compte des futurs contre-factuels (cf. P. Fabbri), incluant les événements équipotentiels du passé qui ne se sont pas réalisés.
 Au-delà du discours scientifique, les petites mythologies du quotidien nous proposent les anticipations particulières des prototypes et des formes de vie qui s’ensuivent, la science-fiction gardant la prérogative de les annoncer (cf. W. Gibson). L’importance accordée aux prototypes ainsi qu’à l’imaginaire de la science-fiction semble relever des anticipations qui s’auto-réalisent. (Axe 4)
 
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Les utopies de la matière
L’imaginaire des matières proposé par Bachelard accorde un statut particulier aux pâtes, pour leur propriété d’être déformables. Le plastique des années 1950 est en revanche la matière de l’imaginaire dans les Mythologies de Barthes. Une dernière considération sur la matière, peut-être plus actuelle, est celle de « la solution radiochat » proposée par F. Bastide et P. Fabbri.
Le mythe promu par le chat, élu animal totémique du fait des pratiques et du commérage par les réseaux sociaux, s’enracine dans la matière organique du corps. Inscrire l’alerte sur le corps de l’animal, et en faire l’outil de transmission, relève de la manipulation du codage génétique et donc du marquage biologique de la matière vivante. Si le débat sur les relations participatives entre nature et culture, de Descola à Latour, reste ouvert, il faudra questionner également le fondement de l’opposition qui depuis Vernadsky jusqu’à Lotman sépare la biosphère de la sémiosphère. Le recours au codage génétique, l’usage de pratiques rituelles et d’écritures bio-génétiques débouchent sur la fusion entre ce qui relève de la sémiosphère et ce qui est propre à la biosphère. L’écriture des matières organiques, comme l’écriture du génome, conduit à interroger la distinction rassurante entre biologique et culturel.
De plus, outre l’écriture des matières organiques, les nanotechnologies semblent exhiber les caractéristiques du mythe de l’auto-organisation de la matière. Le niveau atteint par les nano-matières pose la question des matières pré-formées. Les conséquences de cette sémiotisation à l’échelle microscopique sont nombreuses et nécessitent une discussion sur les grandes oppositions et les équivalences risquées entre matière atomiques / matières numériques, matières manipulées / matières non-manipulées, matières organiques / matières inorganiques.
Le colloque souhaite explorer la voie d’une sémiotique des matières et revenir, par conséquent, sur la distinction devenue désormais critique entre les masses amorphes pensées au départ par Saussure et Hjelmslev et les masses pré-organisées de ces nouvelles matières. (Axe  5)

 

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